Juin 1994
Nous : Anne, Morgan, Margot, Manon, moi-même, allons quitter Bora Bora où depuis une petite année je promenais les touristes sur l’ancien F40 « Fleury Michon » que Pierre English avait racheté à Philippe Poupon. Jardin de corail le matin, sunset cruise le soir.
Nous ne pouvions ramener en France tout ce qu’il y avait dans notre maison, aussi avions nous proposé à nos connaissances de passer récupérer ce qui pouvait les intéresser.

Un tahitien, peintre et sculpteur de son état, passa prendre des jouets pour ses enfants. Il remarqua, accrochée sur une cloison, une couverture que nous avions ramenée du Mexique. Nous ne la voyions même plus, elle faisait partie du décor. Elle semblait l’intéresser. Je lui dis : “Prends la si tu veux”. “Tu es sûr » me dit-il ? « Tu peux la ramener en France.” “Sûr et certain” répondis-je, » prends la ».
Je la décrochais du mur, la pliais pour la lui remettre .Je le vis enlever de son poignet un bracelet qui s’avéra être un tiki polynésien qu’il avait sculpté à partir d’un morceau de corail et enchâssé dans un bracelet en feuilles de pandanus qu’il avait tressé lui même. Il me le tendit. Il voulait me le donner en échange d’une couverture mexicaine à 200 pesos, l’équivalent d’une petite dizaine d’euros !!! “Tu rigoles! Tu ne vas pas me donner un tiki polynésien que tu as sculpté toi-même en échange de cette couverture!”. Il n’y eut rien à faire. Les Polynésiens doivent être aussi têtus que les Bretons. Il est reparti avec la couverture, je me retrouvais avec son tiki dans les mains.
Je l’ai ramené en France et l’ai fixé sur la cloison au-dessus de mon bureau.
Un représentant des dieux polynésiens en Bretagne.

Un an plus tard, avant de prendre l’avion pour les U.S.A où je devais prendre le départ de ma traversée de l’Atlantique à la rame, je le décrochais de sa cloison pour le mettre dans mes bagages. Arrivé à Cape Cod, un de mes premiers soucis a été de le fixer solidement sur la cloison à l’arrière de ma cabine, au-dessus de ma tête lorsque je m’allongeais pour dormir. J’avais décidé de présenter l’Océan Atlantique aux dieux polynésiens, océan qu’ils ne connaissaient pas comme chacun sait.
103 jours plus tard, à l’arrivée à Brest je décrochais le tiki et le refixais sur la même cloison chez moi dans l’attente de… ce qui allait survenir un jour ou l’autre. Ce tiki m’était devenu aussi cher que la prunelle de mes yeux. Nous étions liés à la vie à la mort.

Août 1997. Je vais partir en voiture à Rotterdam amener le bateau à rames sur lequel Pascal et moi devons participer à la première course à la rame transatlantique pour l’embarquer sur un cargo à destination de l’île de départ, Ténérife aux Canaries. Cette fois il ne s’agit pas de ramer sur l’Atlantique Nord, mais sur la route des Alizés, de Ténérife à la Barbade. Cette course était organisée par l’anglais Chay Blyth qui s’était fait connaître en effectuant la première traversée de l’Atlantique à la rame du XXème siècle, en 1966, de Cape Cod jusqu’en Irlande en 92 jours. Il était l’équipier d’un officier anglais, John Ridgway. Ils traversèrent sur une barque du style de celles utilisées pour la pêche à la morue aménagée façon rustique .J’ai écrit du XXème siècle, puisqu’au XIXème siècle, 2 Norvégiens avaient effectué la première traversée de l’Atlantique à la rame de New-York aux Îles Scilly en 55 jours, du 6 juin au 1er août 1896.
Avant de quitter Brest, je détache le tiki de sa cloison, le mets dans ma sacoche avec l’intention de le refixer dans notre bateau.
Après Rotterdam il était prévu que je me rende à la Maison Centrale de Moulins, où notre bateau avait été construit par des détenus, pour leur parler de nos derniers entraînements, du programme à venir et de Pascal mon équipier, ancien détenu. Lors de mon arrivée à Moulins, Pierre, le chef du service social, me dit que je dois me rendre à la bibliothèque. Je lui demande pourquoi. Il me répond : “Tu verras bien”. J’entre dans la bibliothèque et là, surprise de chez surprise, plusieurs personnes entourent une table sur laquelle est posée une maquette au 1/10ème de notre bateau posée sur un socle en bois et protégée par un entourage de plexiglas.
   
Il y a là, le directeur du centre pénitentiaire [Moulins a 2 unités, une maison d’arrêt et une maison centrale] le directeur de la maison centrale, le gardien-chef, 2 autres gardiens et un détenu, celui qui avait construit la maquette. Je suis resté bouche bée. Je n’étais pas du tout au courant qu’une maquette de notre bateau était en cours de réalisation, mais au-delà de cela, je restais interloqué en regardant le détenu qui l’avait réalisée. Il s’agissait de Lionel C., condamné à la détention à perpétuité à deux reprises.

Lorsque l’Administration Pénitentiaire avait donné son accord pour que notre bateau soit construit à la maison centrale de Moulins, je suis allé présenter le projet aux détenus. Je n’avais encore jamais été en maison centrale où sont regroupés les détenus ayant une peine supérieure à 10 ans. Pas vraiment des petits délinquants. Je me suis dit : « Ils vont me jeter avec mon histoire de traversée la rame”. S’ils avaient refusé, c’en était fait du projet. Ils acceptèrent. La construction devait se faire dans l’atelier bois sous la responsabilité de Ronan qui avait construit le bateau de ma première traversée à la rame. Deux équipes ont été constituées, l’une travaillant du lundi matin au mercredi midi, l’autre prenant le relais du mercredi après-midi au vendredi soir. Lionel n’avait pas voulu participer à la construction car avait-il dit :”Il ne voulait pas collaborer avec l’administration pénitentiaire”. Le problème était qu’il était physiquement présent dans l’atelier où le bateau était en construction, occupé à travailler sur un autre projet. L’éventualité qu’il fasse capoter, d’une manière ou d’une autre, un projet auquel il avait refusé de participer n’était pas négligeable, d’autant qu’il avait mis la pression sur Ronan lorsqu’il était venu se présenter aux détenus. Il lui avait dit, certainement au 2ème ou 3ème degré : “Toi, tu ne crains rien, je ne tue que des flics ou des matons. ”Ce qui avait bien entendu déstabilisé Ronan, on le serait à moins. D’autant plus qu’il s’agissait de travailler dans un atelier bois où chaque outil pouvait instantanément se transformer en arme. Le tout sous la protection d’une caméra 360 degrés au plafond et de la présence d’un gardien, pas dans l’atelier, mais dans une coursive située au-dessus des 3 ateliers et protégée par de solides barreaux. En clair, en cas de problème, il n’y avait personne en capacité d’intervenir dans l’atelier avant plusieurs minutes. Après un temps de réflexion, Ronan avait voulu mettre les choses au point. Il a demandé à rencontrer le groupe de détenus concernés par le projet. Il leur a dit qu’il était là pour aider à construire un bateau et que s’ils ne voulaient le faire, qu’ils le disent, il s’en retournera en Bretagne, point barre. “Mais il n’y a pas de problème. Tout va bien. On va le construire ce bateau.” lui fût-il répondu. Un projet comme celui-là perturbe l’organisation d’une prison. Tout le monde, en particulier parmi les gardiens, ne le voit pas forcément d’un bon oeil. Aussi avoir un détenu du calibre de Lionel refuser d’y participer alors qu’il était présent chaque jour dans le local où avait lieu la construction, était une situation potentiellement explosive ! Nous avions dû surmonter de très nombreux obstacles pour obtenir de l’administration pénitentiaire l’autorisation de construire notre bateau à Moulins. Quelqu’un comme Lionel avait le pouvoir de saboter ce projet. Il lui suffisait de provoquer un incident suffisamment sérieux pour que tout le monde sorte le parapluie et que tout s’arrête. Il ne restait plus qu’à croiser les doigts. Ca passe ou ça casse. A Dieu vat ! Au final la construction s’est très bien passée. C’est ainsi qu’en ce mois d’août me voilà dans la bibliothèque de la maison centrale face à une maquette fabriquée par un détenu qui avait refusé de participer à la construction de notre bateau ! Pire encore. Durant les 2 mois et demi qu’à duré la construction, je me suis rendu chaque mercredi à Moulins pour rencontrer les 2 équipes qui se relayaient ce jour là. Pas une fois Lionel ne m’a adressé la parole. Pas une fois nous avons échangé un regard. J’ai du rester un bon moment sans voix, tellement la surprise était grande. Que Lionel construise cette maquette pour moi signifiait qu’il validait mon projet, qu’il jugeait ma démarche honnête et sincère, personne d’autre que lui n’était aussi qualifié pour en juger. Ignorant ce qui m’attendait à Moulins, je n’avais évidemment rien préparé. Mais il était totalement impossible que j’accepte cette maquette sans rien donner en échange. Cette fois encore, le destin s’était chargé d’organiser les choses. Le tiki ! Avant de prendre la route pour Rotterdam je l’avais mis dans ma sacoche avec l’intention de le déposer dans notre bateau. Ce que j’ai oublié de faire bien entendu. Il était là, dans ma sacoche, dans la bibliothèque. J’aurais pu le mettre dans le bateau, le laisser dans ma voiture, non, il était là, attendant son nouveau destin . J’ouvris ma sacoche, pris le tiki et racontais son histoire, telle que je viens de vous la raconter, à Lionel et aux personnes présentes. Je revois encore le mouvement de la mâchoire de Lionel alors qu’il serrait les dents. Pierre, le chef du service social, m’a dit après la rencontre que c’était la première fois qu’ils avaient vraiment vu de l’émotion sur son visage. Je lui ai remis le tiki. J’ai pris la maquette.

Après la course, nous avions terminés seconds en 49 jours [34 équipages de 10 pays étaient sur la ligne de départ] Pascal et moi sommes retournés à Moulins raconter notre périple aux détenus.
J’ai demandé à Lionel : “Et le tiki ?”.
Il m’a regardé d’un air malicieux : “Je ne l’ai plus.”.
Voyant mon air aussi surpris que dépité, il sourit et me dit : “Je l’ai donné à ma femme lors d’une visite au parloir. Comme cela j’étais sûr qu’ils me le piqueraient pas”.
Dans ce genre d’établissement, lorsque les tensions ont atteint un certain niveau, il n’est pas rare que certains détenus, en particulier les DPS [Détenus Particulièrement Signalés], soient déplacés vers d’autres établissements pénitentiaires. Lorsque ça se produit, les gendarmes mobiles interviennent, souvent en fin de nuit, et embarquent le ou les détenus vers leur nouvelle destination. Sans emmener leurs affaires personnelles qui suivent plus tard. Comme de bien entendu, toutes n’arrivent pas à bon port. Pour que le tiki ne subisse pas ce sort, Lionel avait décidé de le confier à sa femme. Je n’avais même pas imaginé qu’un détenu condamné 2 fois à perpétuité puisse avoir une femme qui l’attendait quelque part. Les détenus sont fouillés avant d’entrer au parloir tout comme en sortant bien entendu. Il a agi le plus naturellement du monde. Il a mis le tiki, enchâssé dans son bracelet en feuilles de pandanus, à son poignet, bien visible. Il a été fouillé. Les gardiens n’ont pas porté attention au bracelet qu’il portait. Il a donc pu le donner à sa femme qui l’a emmené chez elle. J’étais tellement étonné par son récit que je n’ai même pas pensé à lui demander où habitait sa femme. C’est ainsi qu’un tiki polynésien, après avoir traversé l’Atlantique sur un bateau à rames, a passé un bref séjour dans une prison dans l’Allier avant de repartir pour une destination et un destin inconnus…ainsi va la vie…