Equipe : Groupe de sportifs qui agissent de concert pour une victoire commune.

Que s’est-il passé mercredi soir à Madrid ?
Quel type de mouche avait piqué Karim Benzema et ses 10 compères ?
Menés à domicile 1 à 0 à la 89ème minute d’un match supposé durer 90 minutes + quelques minutes d’arrêts de jeu.
Pour s’en sortir, l’équation est simple : marquer 2  buts en l’espace de 2 ou 3 minutes à la meilleure équipe européenne du moment.
Personne de sensé ne peut croire à un tel scénario.
Dépités, des spectateurs avaient déjà dû, tête basse, quitter leur place pour éviter la cohue.
Un premier rugissement des 60 000 spectateurs encore présents leur a fait relever la tête.
Un second encore plus fort 1 minute plus tard acheva de les convaincre de l’urgence de faire demi-tour pour regagner vite fait leur place.

Y croire, encore et toujours, suppose d’être animé d’une foi hors du commun, d’une détermination proche de l’aveuglement, d’une énergie capable de tout renverser, de faire que onze individualités ne font qu’un.

Karim Benzema et ses équipiers étaient en train d’écrire une des plus belles pages de l’histoire de leur club.
Onze individualités se joignent, se fondent en un collectif qui transcende chacun d’entre eux et leur permet de réaliser l’irréalisable.
Pur moment de magie, état de grâce.

Il m’a été donné de connaître un tel état, à un niveau beaucoup plus modeste, sans 60 000 spectateurs et toutes les télés du monde braqués sur nous.

Nous étions 8, embarqués sur un voilier, un two-tonner, “Dugenou”, lors de la two-ton cup 1979 qui se déroulait dans la baie de Poole en Angleterre.
Un two-tonner est un voilier d’environ 13 mètres.
La two-ton cup avait lieu tous les 2 ans, elle permettait de confronter les nouvelles options architecturales.
Les bateaux étaient tous différents, mais leurs architectes devaient respecter un ensemble de paramètres qui permettait à ces bateaux de courir en temps réel alors que dans beaucoup de courses, les bateaux sont classés en fonction d’un temps compensé, produit de leur temps réel et d’un “rating” qui leur est attribué en fonction des choix architecturaux retenus lors de leur conception.
5 épreuves pour départager les concurrents.
3 triangles olympiques, une course moyenne et une grande course.
Nous nous sommes illustrés lors de la course moyenne qui durait une vingtaine d’heures.
Départ de Poole pour virer une bouée devant Dartmouth, retour à Poole après avoir viré une bouée à l’entrée des Needles, l’entrée Ouest du Solent, le bras de mer qui sépare l’île de Wight de la côte anglaise. 
A l’approche de cette bouée, Gitana VII, plan de German Frers, menait la danse.
Entre la bouée et la ligne d’arrivée, une dizaine de milles.
Vent d’une dizaine de noeuds de NNW.
Pas de bord à tirer, on va vers la ligne sur un seul bord.
Gitana VII était un gros two-tonner auquel on avait coupé quelques bouts d’aile pour qu’il entre dans la jauge.
Il était gréé en tête, le près était son allure de prédilection.
Dugenou,
[Pourquoi ce nom ? Ce voilier avait été financé par une bande de copains pas forcément tristes. Quand il s’est agi de donner un nom à ce fier destrier, le pape Jean-Paul 1er venait de mourir. Ni une, ni deux, Jean-Paul II est apparu comme une évidence. Las ! Karol Woytyla porté au sommet par ses confrères cardinaux 18 jours plus tard s’empara de ce nom. Brainstorming. Après maintes propositions une fumée blanche apparut. Un nom s’imposa avec une dérisoire évidence : Dugenou. Inutile de creuser trop pour trouver une logique à ce choix.]
que nous appelions parfois Duguenou, était plutôt un “petit” two-tonner légèrement survitaminé pour entrer dans la jauge. C’était un gréement fractionné, moins à l’aise au près que les gréements en tête, donc que Gitana VII.
A bord de Gitana VII, les redoutables rochelais menés par Pallu de la Barrière et Daniel Andrieu.
A bord de Dugenou, Yves Pajot, skipper, Léon Brillouët (R.I.P), rochelais lui aussi, Pierre English, Halvard Mabire, votre serviteur et 3 autres valeureux compagnons dont le nom m’échappe ce soir, 43 ans plus tard. Qu’ils me pardonnent. Merci.

A mi-parcours devant Dartmouth, nous avions 25 minutes de retard sur Gitane.
Un plongeon le long de la côte pour aller chercher la renverse à Portland Bill nous ramena dans son sillage.
Ce retour sur Gitane avait galvanisé l’équipage.
Une seule solution. Se le faire.
Battre les Rochelais, ce qui n’est jamais évident.
Pour le moment, route sur les Needles à environ 200/300 mètres derrière notre belle promise.
Vent d’une dizaine de noeuds de NNW. Pas grand chose à faire sur ces 30 milles à faire tout droit. Concentrés sur notre vitesse. Ne rien lâcher.
On grapille. Pas grand-chose mais on grapille. Pas grand-chose + pas grand chose + pas grand chose ça finit par faire quelques dizaines de mètres.
A l’approche de la dernière bouée à virer devant les Needles, on a environ un gros 100 mètres de retard sur Gitane.
Le vent étant remonté un peu au Nord, reste à faire 10 milles au près sur le même bord jusqu’à la ligne d’arrivée.
Que faire ?
Aller plus vite que Gitane qui va mieux que nous au près.
Point négatif pour les Rochelais, on la voulait celle-là, on avait la haine, une haine positive, celle qui vous fait soulever des montagnes.
Aux commandes un trio de choc : à la barre, Léon Brillouët, à la grand-voile Yves Pajot, au génois Halvard Mabire.
Les 5 autres au rappel.
Gitane arrive à la bouée, vire et s’en va vers Poole.
Yves décide de tirer  un contre-bord sur 100 mètres histoire de se dégager du dévent de Gitane.
Paré à virer ? Parés ! On vire !!
C’est parti !
Les portes de l’arène sont grandes ouvertes.
La bête est là, sous le vent devant nous, élégante comme tous les plans Frers.
A part Léon à la barre, Yves à la grand-voile et Halvard au génois, le reste de l’équipage est au rappel à tribord face à la supposée perfide Albion.
Gitane est sous le vent cachée par la grand-voile. Au rappel on ne la voit pas.
J’ai la chance d’être le plus en arrière, donc le premier des gars en rappel à voir ce qu’il y aura à voir s’il y a quelque chose à voir.
Silence de cathédrale. Interdit de bouger, de respirer trop fort, interdit de tout.
Léon a les yeux fixés sur ses penons, Yves est connecté avec sa grand-voile, Halvard cause avec son génois.
Nous sommes en mission. Nous sommes un.
On aime Dugenou. Dugenou nous aime. On va lui offrir cette victoire. On va se faire un German Frers au près. On va…
Le temps passe. Je me retourne en douceur pour essayer d’obtenir une information visuelle à l’arrière de la chute de la grand-voile.
Pas question de demander à Léon, Yves ou Halvard comment ça se passe, concentration au programme.
Donc silence et retournement de temps en temps.
Au bout d’une demi-heure, j’aperçois comme des bulles derrière la chute de la grand-voile
Serait-ce un résidu du sillage de Gitane ?
Que l’on rattraperait ?
Quelques minutes passent. Yes !  C’est bien la trace du sillage de Gitane. On entend le bruit sourd de l’écoute de grand-voile qui glisse légèrement sur son winch.
Yves la laisserait-il respirer ? L’ouvrirait-il pour gagner un ou deux dixièmes de noeud ? Mais s’il l’ouvre, c’est peut-être, sans doute, que Léon pipe un peu moins et laisse Dugenou glisser vers Gitane histoire de le couvrir.
Gitane qui est condamnée à serrer au plus près.
Le sillage devient plus visible ! On gratte Gitane !
Encore plus de silence, encore moins de geste ou mouvement intempestif.
On retient notre respiration. Je transmets l’info aux copains. Les mots sont chuchotés.
Des bulles, les gars, de plus en plus de bulles.
Champagne !
On se fait Gitane !
A peine une heure est passée depuis le virement aux Needles.
On continue à tomber dessus. Ils sont morts. On va finir par les déventer.
On coupera la ligne avec une trentaine de secondes d’avance signant ainsi notre première (et seule) victoire dans cette two-ton.
Quel pied !
A la différence de Benzema et de ses coéquipiers, une fois la ligne coupée, pas de cris de joie.
Sur Dugenou, juste l’énorme satisfaction du travail bien fait.
Merci Léon, Yves et Halvard, ce bord de près est le vôtre.

16 ans plus tard, à la veille de terminer ma traversée de l’Atlantique à la rame en solitaire Pour les Sauveteurs en mer, des Etats-Unis à Molène, je me suis refait dans la tête ce bord de près que je n’oublierai jamais.

Le lendemain j’’arrive à Molène, escorté par plusieurs canots de la SNSM, le temps est magnifique, à l’entrée de la rade, plusieurs vedettes sont venues à notre rencontre. Sur l’une d’entre elles, Yves Pajot qui m’avait fait l’honneur de venir m’accueillir. Je suis surpris de le voir. Je lui dis :”Yves !! Très content de te voir. Tu sais à quoi j’ai pensé hier ?” On avait vécu pas mal de moments intenses sur différents bateaux pendant une dizaine d’années. Comme cela à brûle-pourpoint, il n’a pas su quoi répondre bien entendu. “Au bord de près à Poole !”. Il sourit d’un air entendu.

Aujourd’hui, 43 ans plus tard, je revois encore la trace du sillage de Gitane apparaître à l’arrière de la chute de notre grand-voile.

Merci aux dieux de la mer et du vent de nous permettre de vivre de tels moments et merci à toi, Yves, de m’avoir permis de naviguer sur ces magnifiques destriers.