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2 mars 2022
En 2020, on comptait en France 390 000 fermes d’une superficie moyenne de 69 ha.
70 ans plus tôt, en 1950, on en dénombrait 2 280 000 de 15 ha en moyenne.
A Molène il n’y a jamais eu de fermes à proprement parler, mais les familles avaient un bout de terrain pour les légumes et des poules, des lapins, parfois un cochon, plus rarement une vache.
J’ai assisté à la mise à mort de la dernière vache de l’île.
L’année, je ne m’en souviens pas exactement, quelqu’un pourra peut-être m’éclairer, 1957 ? 1958 ?
Je n’ai pas gardé de souvenir précis de l’ensemble de la journée. Ce qui est certain c’est que la veille il n’y a pas eu besoin de garde-champêtre pour que toute l’île sache que le lendemain serait tuée la dernière vache de Molène, dans la grève entre les deux cales, la grande cale et la cale à Caby, plus précisément entre l’ancienne cale qui permettait la descente des premiers canots de sauvetage et la cale à Caby, là où il y avait le plus de galets.
Peu avant l’heure prévue, les ruelles, chemins et ribines de Molène se remplirent d’adultes et d’enfants, direction le port. D’habitude du monde dans les rues c’était soit le dimanche, direction l’église pour la messe, où souvent on amenait une chaise de la maison pour pouvoir s’asseoir, soit la semaine vers le port quand le “courrier”, comme on appelait l’Enez Eussa à l’époque, arrivait de Brest via Le Conquet. Pas de digue comme maintenant. L’Enez mouillait en rade et Eugène, son béret vissé de côté sur la tête, partait avec sa vedette chercher passagers et marchandises qu’il ramenait à la grande cale. Aujourd’hui, pas de messe ni de courrier, mais la mise à mort de la dernière vache de l‘île.
Comment résister à la possibilité d’assister à cela ? Tout ce que Molène comptait de gens valides s’était déplacé. J’avais 10 ou 11 ans. Pour rien au monde moi et mes copains, comme tout un chacun, n’aurions voulu rater cela.
C’était l’animation du jour, de la semaine, du mois. Les gens s’étaient installés en arc de cercle pour bien voir. La même fébrilité que durant l’attente du début d’un concert.
Tout à coup un murmure. Elle arrive. Le silence. Les gens s’écartent pour laisser passer la vache conduite par son propriétaire. Elle avançait tranquillement en dandinant son gros cul, pas stressée pour un sou. Pourquoi être stressée à Molène ? Quand on l’a amenée sur les cailloux de la grève, elle s’est peut-être demandé pourquoi on la faisait marcher sur ce sol glissant sans le moindre bien d’herbe apparent.
Demi-tour. Son propriétaire la tient fermement. Quatre hommes arrivent portant chacun un ormen, gros galet de plusieurs kilos. Ils le posent par terre. Autour de l’ormen est savamment enroulée une corde d’environ 2 mètres.
L’ormen à peine posé, chaque homme capelle 2 demi-clés sur la jambe dont il avait la charge. Ceci étant fait, il retourne à son ormen, le soulève à deux mains et le pose le plus loin possible de façon à ce que la corde soit tendue, bloquant la patte. La vache est prête.
Nous nous demandons ce qui va se passer. Comment la vache va être occise.
“Reculez ! Reculez !” demande un homme qui se met face à la vache, à environ 2 mètres de distance. Dans sa main gauche il tient une masse. Manche d’un mètre, tête parallélépipédique en ferraille d’environ 3 kilos, le genre d’engin qu’on manie à 2 mains. Masse tenue à bout de bras sur le côté du corps, les bras sont amenés en arrière pour amorcer un moulinet, arrivent tendus au-dessus de la tête de l’exécutant qui de toute sa puissance musculaire abat la masse sur l’objet de sa vindicte.
On n’en est pas encore là. Dans un premier temps il se positionne face à la vache, les jambes bien écartées lui aussi. Il se retourne pour vérifier que tout le monde est bien hors de portée de son mortel moulinet puis exécute le geste doucement pour voir s’il est à la bonne distance. Les 3 kilos de ferraille de la masse se positionnent gentiment à quelques centimètres du front de la vache. La position est bonne. On retient notre souffle. Il se remet en position, se retourne une fois encore pour voir si quelque gamin ne s’est pas approché trop près, marque un temps d’arrêt, prend son inspiration et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, balance un premier coup qui arrive direct sur le front de la pauvre bête. Bruit sourd. Cris dans l’assistance, de surprise, d’effroi, de compassion pour l’animal qui vacille mais reste debout. L’homme regarde la vache et se remet en position. Deuxième coup. La vache vacille encore mais reste toujours debout. Dans mon souvenir il a fallu 7 coups de masse sur le front de la vache pour qu’elle s’affaisse sur les galets de la grève les yeux perdus. Aussitôt un autre homme s’est approché avec un grand couteau, genre couteau de boucher, et l’a saignée, elle encore vivante. Hypnotisés nous n’osions bouger. Le gars a planté son couteau dans le ventre de la vache et a entrepris de l’ouvrir. Les ruisseaux de sang ont entrepris de peindre les galets de la grève en rouge. Ca commençait à faire beaucoup. Je suis parti.
C’est ainsi qu’au cours d’une belle journée ensoleillée a été exécutée en place publique la dernière vache de Molène.
Si elle est revenue me voir sous forme de cauchemar durant quelques nuits, je ne m’en souviens plus…