Le Youc’h. Béniguet, Quéménès, Trielin, Molène, Balanec, Bannec. Compliqué pour un arbre de s’accrocher sur ces bouts de cailloux. Les vents s’en donnent à coeur joie arrivant de nulle part et de partout à la fois. Là où le regard se porte, il y a toujours une histoire, tragique souvent, qui laisse l’impression étrange que là-bas, en face du continent, chacun porte un sac de pierres sur son dos tant il est écrasé par l’histoire.

Il y a quelques années, ça ne doit pas faire loin de 20 ans [dire que le temps passe vite est un lieu commun, mais Bon Dieu qu’est-ce qu’il passe vite !] je me promenais vers le Theven à l’ouest de Molène avec Robert Masson que j’avais vu trouver son chemin dans la brume en regardant la couleur de l’eau. Robert était [repose en paix] le mari de la redoutable Cécile, patronne du Kastell an Daol, qui avait entre autres particularités celle de faire fonctionner son restaurant à l’heure solaire ce qui ne manquait pas de désorienter les continentaux clients venus déjeuner à midi. Manque de chance pour eux, pour Cécile il était seulement 10 heures, rien n’était prêt. Au Theven donc, assis sur un banc, face à cette magie de rochers étalés entre Molène et le Fromveur avec Ouessant en fond d’écran, était assis un “p’tit vieux” appuyé sur sa canne. “Salut !”
“Salut, beau temps hein !”“Ah! ouais ! Ca c’est sûr. Un vrai temps de curé !”.

C’est quoi le beau temps à Molène ? D’abord pas de vent. Pas de vent c’est déjà les vacances. Le calme. Ca fait du bien. Ceux qui ont entendu encore et encore le vent hurler après eux, savent apprécier ce moment magique où le vent les lâche un peu.
Robert me dit : “C’est un petit-fils d’un des gars du Youc’h”.
Le Youc’h est un grand et gros rocher situé au nord-ouest de Molène. Je regarde le p’tit fils qui doit bien avoir dans les 80 ans. Il est là, paisible, satisfait de pouvoir encore venir voir la mer sur laquelle il ne peut plus aller. Je regarde le Youc’h. Il est là lui aussi, paisible, tranquille par ce beau temps.

C’était pas la même histoire je ne sais pas exactement quand, mais au début du siècle dernier. Le temps était maniable. Trois pêcheurs prirent un canote et partirent essayer d’attraper des cormorans pour améliorer l’ordinaire. Ils profitèrent de la marée descendante pour aller jusqu’au Youc’h à un demi-mille, un petit kilomètre, de la côte. Pour attraper des cormorans endormis sur un rocher, il suffit de neutraliser le guetteur. Pas forcément facile, mais s’il est pris, il ne reste plus qu’à ramasser les autres.
Arrivés sur le Youc’h, ils tirèrent le canote pour le mettre au sec et commencèrent leur chasse.

Comment les choses se sont déroulées exactement, je ne sais pas, tout cela se transmet de bouche à oreille de génération en génération, mais je vous rapporte ici ce que l’on m’a dit.

Un furieux coup de vent de noroît s’est levé. Peut-être que les gars n’ont pas voulu arrêter leur chasse, peut-être que…peut-être que…toujours est-il que leur canote s’est trouvé embarqué par une lame et est parti à la dérive. Des hommes qui étalaient du p’tit goémon pour le faire sécher virent le canote se faire emporter et les 3 bonhommes faire des grands signes. Sur une île on à toujours un oeil sur la mer. Le vent forcissait et forcissait encore. La mer montait. Vite ! L’alerte ! Le canot de sauvetage !!!
Toutes les forces vives se rendirent à l’abri du canot de sauvetage pour aider à le mettre à l’eau.
A l’époque, pas de moteur, avirons et voiles. Une fois cela fait, tout ce que l’île comptait de valide et qui n’était pas aux avirons, est parti face au Youc’h pour voir. Monsieur le Curé aussi. Tout le monde se mit à genoux, larmes, cris de supplication, prières pour ces 2 pères de famille et ce jeune, pour ces femmes qui voyaient leurs époux et un fils, ces enfants qui voyaient leurs pères, là-bas sur le Youc’h.

Tout le monde attendait de voir le canot de sauvetage arriver pour les récupérer. Le vent avait forci et venait du Youc’h. Le flot portant à l’Est était de plus en plus fort. Et il fallait gagner à l’Ouest. Les gars sur le canot de sauvetage suaient sang et eau sur leurs avirons aidés par des voiles grossières. Mais ils étaient bout au vent et bout au courant. Ils tiraient des bords carrés. Ils n’arrivaient pas à franchir le chenal entre Molène et les quelques cailloux qui annoncent Balanec. L’île pétrifiée vit un à un les 3 pêcheurs se faire emporter par les vagues sous les yeux de leurs familles. Le canot de sauvetage n’avait pas renoncé. Ils ramaient, ramaient. Leurs larmes devaient se mêler aux embruns. Mais ils ne récupérèrent rien, ni personne.

Un siècle plus tard, c’était presque à hurler de voir le “p’tit vieux” tranquille sur son banc, le Youc’h tout aussi tranquille par ce beau temps, et de savoir ce qui s’était passé, d’imaginer les gens qui reviennent en sanglotant, le canot de sauvetage qui fait demi-tour. Le deuil pour tous.

Alors oui, chacun sur ces îles marche courbé sous le poids de son sac de pierres.